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Farhad Safinia était à Paris la semaine dernière à l’occasion du Festival Séries Mania saison 4. Le créateur de Boss – une série qui suit Tom Kane, un maire de Chicago condamné par une maladie neurodégénérative qui tente de conserver le pouvoir sur son royaume corrompu à tout prix – a donné une formidable masterclass.
Il est l’un des auteurs les plus talenteux de la télévision américaine et ILTVSW a eu la chance de pouvoir l’interviewer longuement.
ILTVSW: Certains observateurs disent que la série The West Wing montre le monde comme il devrait être alors que Boss dépeint le monde comme il est. Qu’en pensez-vous?
Farhad Safinia: The West Wing était une série très inspirante, pleine d’espoir qui se déroulait dans un monde comme nous aimerions qu’il existe. Mais je ne crois pas qu’en conséquence Boss soit plus réelle. Dans la série, certaines libertés avec la réalité sont aussi aussi importantes et peut-être même plus importantes que dans The West Wing. Il ne s’agit simplement pas des mêmes libertés avec la réalité. La tonalité des deux séries est tellement différente qu’il est impossible de les comparer sauf à constater qu’elles traitent toutes les deux de politique. La chose la plus importante à signaler à propos de Boss, c’est que la série trouve beaucoup de sources d’inspiration dans le monde réel. C’est aussi une histoire universelle et c’est la raison pour laquelle elle donne cette impression de réalité. Elle puise aussi dans le monde de la fiction comme dans Le roi Lear par exemple. Boss est très lyrique. Lorsque l’on se rend à l’opéra, on voit des gens se faire empoisonner, se faire poignarder, c’est très mélodramatique. Mais on rentre chez soit avec quelques vérités qui concernent notre propre vie. J’espère que la série permet cela également.
ILTVSW: Peut-être cette réflexion est-elle née du fait que la réalité est bien plus noire que celle de The West Wing…
F.S. C’est un argument intéressant. Nous avons cette conversation ici en France et il y a une différence considérable entre les attentes en matière culturelle des Européens et celles des Américains dont j’ai pris conscience grâce à Boss. Dans l’industrie du divertissement aux États-Unis, il y a un énorme désir pour les choses positives et qui donnent de l’espoir. L’une des choses que demandent toujours les gens qui regardent la télévision est: dans qui puis-je me reconnaître? Qui est mon ami? Quel personnage j’aime? Je ne pense pas que l’on se pose ce genre de questions en France, en Angleterre, aux Pays-Bas ou en Allemagne. Dans les séries très noires et intéressantes qui viennent de ces pays, il ne faut pas rendre un personnage aimable à tout prix parce que ce n’est pas ce que recherchent les téléspectateurs. Le désir d’être diverti n’est pas obligatoirement associé à quelque chose de léger. Bon, j’ai conscience que je généralise un peu grossièrement. En France comme aux États-Unis, il y a sûrement un public pour les deux types d’approche. Mais cette différence se manifeste de manière très frappante dans le sport. J’ai grandi en France et en Angleterre, quand nous avons déménagé aux États-Unis, j’ai été frappé par le fait que la gratification immédiate est le ressort des sports américains. Au basketball, on peut marquer cent points dans une partie. Au football américain vous pouvez obtenir trente, quarante, cinquante points alors que le football européen est un sport de frustration. Cela se traduit également en matière culturelle et politique. Quand vous regardez Boss et The West Wing, cette approche différente se manifeste.
ILTVSW: Le travail de David Simon dans les séries The Wire et Treme serait donc un contre-exemple?
F.S. Je n’ai jamais rencontré David Simon mais je pense que The Wire est une série européenne. Son rythme, son niveau de langage, en font une série européenne. Comme Deadwood de David Milch, d’ailleurs. Il faut dire qu’Aaron Sorkin aime les mots aussi. Tout est dans le désir de ne pas forcément aborder les choses d’un point de vue optimiste. Même si finalement même dans Boss il y a quelque chose d’optimiste. Je ne pense pas qu’il soit possible d’être si sombre sans, d’une manière ou d’une autre, laisser potentiellement une porte de sortie. Ce n’est pas quelque chose que je souligne particulièrement mais si vous prenez la saison 1 de Boss, l’un des personnages les plus cyniques, durs et irrécupérables fait quelque chose de complètement naïf et optimiste à la fin même si c’est quelque chose d’horrible mais il essaye quand même d’agir dans le sens du bien.
ILTVSW: Quelle pourrait donc être la porte de sortie?
F.S. Je pense que la porte de sortie, on la trouve en soi. Je ne pense pas que l’on puisse changer énormément les choses de l’extérieur. C’est le contraire de ce que de nombreuses personnes pensent. Elles pensent que si l’on encourage les gens à descendre dans la rue et à hurler, il est possible de faire évoluer les choses. À de nombreuses reprises, nous avons vu ce pouvoir des gens se dissoudre et ne conduire à rien. Comme avec les mouvements Occupy Wall Street ou le Tea Party. Boss n’est pas une série à idéologie, on ne peut pas la situer politiquement. Je n’y exprime pas mes opinions politiques. Mais elle montre que le désir des gens de changer le cours des choses se dissout dans le système politique. Il s’évapore. C’est presque comme si le système avait été construit pour ne pas lui apporter de réponse. C’est quelque chose qui m’a toujours frustré et je pense que c’est frustrant quelque soit le courant politique dans lequel on se reconnaît. Une série comme Boss montre pour quelles raisons les choses se passent ainsi. Nous parlons de personnes qui au nom de leurs droits acquis ne veulent pas le changement, des personnes qui bénéficient du status quo, qui servent leurs intérêts grâce au système. Elles ne veulent surtout rien changer et c’est vraiment le sujet de Boss.
ILTVSW: Pourquoi la série ne pouvait-elle se dérouler qu’à Chicago?
F.S. J’ai d’abord choisi l’histoire que je voulais raconter, les personnages et puis nous avons choisi la ville. Quand on envisage la problématique de cette manière, il était impossible de ne pas choisir Chicago. Quel est le sujet de la série? C’est une série qui traite de la corruption au plus haut niveau, d’un système politique cassé et c’est aussi l’histoire d’un roi à la tête d’un royaume puissant sans rivaux sauf s’il montre la moindre faiblesse. C’est une histoire universelle. Elle remonte à Shakespeare, à la littérature française et italienne, à l’époque de la reine Elizabeth. Le gars en question n’a pas hérité de son trône, il a gravi les marches du pouvoir tout seul ce qui est très américain. Vous prenez ces deux dimensions et vous vous demandez: où l’histoire peut-elle se dérouler? Chicago est l’endroit parfait. C’est comme un royaume au milieu du pays que ses maires ont géré comme de puissants monarques. Les paysages sont parfaits. Chicago ressemble à une scène d’opéra. À chaque fois que vous ne savez pas très bien quoi faire avec la caméra ou comment terminer une scène, vous montrez simplement les gens ou l’architecture de cette belle ville et ces élements racontent bien plus que n’importe quelle scène que vous auriez pu écrire. Nous avons vraiment eu de la chance de pouvoir tourner là-bas.
ILTVSW: Qu’y a-t-il de si plaisant dans toute cette noirceur pour les téléspectateurs? Les temps sont durs, ils pourraient avoir plutôt envie de s’échapper…
F.S. Je ne pense pas que cela soit le cas. Même si, c’est vrai, certains en expriment le désir. Je vivais aux États-Unis après le 11 septembre et le film numéro un au Box office était En territoire ennemi un film avec Owen Wilson et Gene Hackman. Il racontait l’histoire d’un soldat américain largué derrière la ligne de front en Serbie qui se battait seul contre tous pour rentrer au pays ou quelque chose comme cela. Ça c’était vraiment un film correspondant à se désir de s’échapper. Cela a été un grand succès. Mais je ne crois pas que le succès aurait été le même si la population américaine n’avait pas connu un traumatisme aussi important. C’était un bon film. Un film d’action. Mais je pense qu’il existe une autre partie de la population qui désire être transportée dans des mondes qu’elle ne connaît pas. C’est très puissant comme expérience. Cela n’a pas grand chose à voir avec un point de vue optimiste ou pessimiste. C’est simplement très enrichissant. Quand on me transporte comme cela, l’adrénaline monte, j’adore ce genre d’histoires.
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La semaine prochaine dans ILTVSW… Oups, pas encore tranché, désolée.
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